La faim
La faim devient, dès l'arrivée des Badois,fin octobre 1940, une des grandes caractéristiques de la vie quotidienne au camp. Elle le restera jusqu'à la Libération.
Elle pèse de tout son poids au cours de l'hiver 1940-1941.
Etant donné que la censure du courrier n'est véritablement organisée au camp qu'à partir du 1er janvier 1941, les internés peuvent correspondre en toute liberté dans les mois qui précèdent et principalement en novembre et décembre 1940. Les appels à l'aide qu'ils lancent alors à leurs correspondants, dans le monde entier, ne laissent aucun doute sur la situation alimentaire du camp.
« 5 décembre 1940. Je me trouve dans le terrible Gurs, privé de toute liberté, attendant la mort par famine. Torturé par la faim et le froid (...). J'ai maigri jusqu'à devenir un squelette. (...) Je ne peux presque plus tenir sur mes jambes. » (Lettre du Dr Rudolph Buchholz au Consul général de France à Zurich)
« Comme nourriture, nous avons le matin un verre de café noir ersatz. A midi, une assiette de soupe dans laquelle nagent 20 à 25 pois chiches et quelques morceaux de carottes sans graisse et sans goût. Le soir, exactement la même chose. 350 g de pain constituent la ration journalière. Il n'y a aucun supplément. » (Lettre citée dans le Basler Nachrichten, n° 44, 12 février 1941)
« Je me sens au plus mal, tout près du désastre total de mon âme et de l'écroulement de mon corps, ayant perdu 56 livres depuis le début de mon internement. » (Lettre du Dr Johan Papez, îlot D,baraque 4, adressée le 14 décembre 1940)
« La nourriture est absolument insuffisante, deux soupes claires par jour avec quelques pâtes ou des petits pois et quelques cm³ de viande, ainsi que 1/8 de pain. En tout, à peu près 1000 calories. Si l'on ne veut pas être systématiquement affamé, il faut absolument acheter certaines denrées, pour autant qu'on puisse se les procurer. » (Lettre de Heinz Pollak à son frère Max, in Suzanne Leo-Pollak, Nous étions indésirables en France, op.cit., p. 98).
A vrai dire, on pourrait citer tout le courrier intercepté en janvier 1941 par le service de censure : il n'est pas une lettre qui ne fustige l'alimentation déplorable du camp.
A partir de février, les plaintes se font moins nombreuses et les critiques moins vives, sans jamais disparaître complètement. C'est que, désormais, les internés pratiquent une rigoureuse autocensure, de peur que leur courrier ne soit intercepté et n'arrive pas à destination. Nombre d'entre eux utilisent alors des moyens détournés pour parler de la faim qui les obsède : « Jour et nuit, la faim constituait notre principal sujet de discussion. Dans le courrier, on parlait d'elle sous le nom de "l'oncle Raaf". La censure, surprise de constater que presque tous ceux qui écrivaient avaient un oncle portant ce nom, interdit enfin de compte l'emploi de ce terme hébraïque. »¹
Par la suite, la faim ne disparaît jamais vraiment.
Les témoignages publiés après la guerre parles survivants dénoncent tous la faim, pendant toute la période de Vichy. Par exemple, celui de la petite Laure Schindler (13 ans en 1940) :
« Et puis il y avait la faim, la faim constante, qui devenait une véritable obsession. Deux fois par jour, nous avions droit à une soupe, dans laquelle flottaient des rutabagas. Le matin, un liquide appelé café et une ration de pain, qui aurait été juste suffisante pour survivre un jour ou deux, quand les rats ne se chargeaient pas de le voler, surtout la nuit. Sauver des rats notre ration de pain était devenu le sport favori parmi les prisonniers de Gurs. »²
Même frappées d'interdit par la censure, les lettres contenant des informations sur les dégâts causés par la faim se propagent inexorablement pendant toute la période de Vichy. Son spectre se rencontre dans la plupart des documents.
À une époque où les intéressés eux-mêmes n'ont plus la possibilité de s'en plaindre, les preuves proviennent de toutes les autres directions.
D'abord, des services administratifs du camp. Au ministère de l'Intérieur, l'inspecteur général des camps note, le 29 janvier 1942, que « la sous-alimentation est sur le point de provoquer à Gurs un grand nombre de décès »³ et, le 17 août suivant, qu'il est « indispensable de procéder à la suralimentation des cachectiques. ». Le chef de camp lui-même ne peut parfois laisser échapper, au détour d'un rapport mensuel, une remarque sur « la nette amélioration actuelle de la situation alimentaire des hébergés » (rapport adressé la 3 octobre 1942 par le chef de camp au préfet des Basses-Pyrénées), alors que rien, dans ses communications précédentes, n'avait laissé filtrer le moindre problème dans ce domaine. Le médecin-chef, lui aussi, rédige plusieurs documents, par exemple les commandements de l'hygiène du camp, qui ne laissent pas de doute sur le sujet. Ainsi écrit-il le 26 décembre 1942 :
« II y a trois mois, beaucoup d'hébergés, les hommes surtout, fouillaient dans les poubelles pour y rechercher des vestiges alimentaires, en particulier des troncs de choux, et je n'ai rien fait ni recommandé aux médecins allemands qui puisse s'opposer à la croyance du danger que représentait cette pratique. Nous étions en pleine épidémie de dysenterie et les médecins étaient unanimes à en voir une des causes principales dans la malpropreté des aliments ingérés par toute une catégorie d'hébergés. »
Les preuves proviennent également des ONG installées au camp, particulièrement le Secours Suisse d'Elsbeth Kasser et le Secours quaker d'Helga Holbeck, dont la principale occupation, pendant trois ans,réside dans la préparation de plats supplémentaires (voir la fiche spécifique).
Les ravages causés par les maladies de la faim.
Ils sont de tous ordres. Et d'abordphysiologiques. Ils se manifestent par des symptômes précis, que le Dr Neter décrit ainsi :
« Au début, il en allait seulement de la diminution du poids. Moi-même, je perdis pendant les 6 premiers mois 26 % de mon poids habituel d'avant-guerre, mais je n'avais pas de motif de me plaindre de ces kilos perdus. Mais, parfois, l'insuffisance de l'alimentation conduisait à une diminution pouvant atteindre le tiers du poids primitif. Alors apparaissaient les premiers symptômes de cette maladie que nous désignions du terme d'œdème de la faim, sorte d'hydropisie. (...) Le corps par endroits présentait des protubérances pleines d'eau qui conféraient à ceux qui en étaient atteints des allures monstrueuses. (... ) Le traitement de ces œdèmes présenta des difficultés inouïes puisque la seule thérapeutique résidait dans une nourriture variée et suffisante. »¹
Entre les premiers signes d'amaigrissement et l'apparition des œdèmes, généralement aux mains, aux jambes et au visage, les stades intermédiaires suivants sont observés : d'abord, des spasmes de l'appareil digestif, accompagnés de nausées et d'insuffisances hépatiques ; puis, des tendances à la léthargie, une sorte de somnolence malsaine envahit peu à peu le corps, au point que les gestes les plus simples exigent un réel effort de volonté ; la nuit, on n'en dort pas mieux pour autant et les périodes d'insomnie sont fréquentes, parallèlement se manifeste une soif inextinguible ; si l'on n'y prend pas garde, la surconsommation d'eau augmente encore la faiblesse et l'engourdissement général. À ce stade, il est indispensable d'envisager une hospitalisation rapide car la dernière phase, la plus grave, est imminente. Elle se manifeste par l'apparition d'œdèmes qui boursouflent le visage et déforment les mains. Lorsqu'ils envahissent les membres inférieurs, ils empêchent le malade de se chausser, de marcher et rendent la station debout très pénible, puis quasiment impossible. Si aucun soin n'est prodigué (hospitalisation et suralimentation), une issue fatale est prévisible qui prend la forme, chez les personnes âgées, d'une insuffisance cardiaque ou d'un accident vasculaire.
Conjointement avec la maladie de la faim, se déclarent et se développent d'autres affections directement liées à la nourriture indigente du camp. Ainsi, les avitaminoses dont les conséquences immédiates sont, soit l'affaiblissement de l'acuité visuelle, soit l'aménorrhée, soit les rhumatismes articulaires, soit la chute des dents, soit les eczémas,etc..., plusieurs de ces symptômes apparaissant souvent en même temps. Ainsi, l'entérite gastro-intestinale, souvent qualifiée de dysenterie, qui épuise ceux qui en sont atteints, incommode la chambrée et engendre, surtout l'hiver, des situations dramatiques. Ainsi, les troubles de la croissance, chez les adolescents (les nourrissons et les jeunes enfants sont moins touchés car ils font l'objet de soins particuliers spécifiques). Ainsi, chez les adultes, une forme de sénescence précoce qui s'accompagne de douleurs articulaires et osseuses, d'artériosclérose et de troubles multiples des appareils cardio-vasculaire, rénal et respiratoire.
Du point de vue psychologique, les ravages sont également considérables. Ils sont présentés plus loin, dans plusieurs fiches analysant le comportement des internés.
En définitive, la faim est redoutable par sa conséquence directe, l'affaiblissement de toutes les facultés de l'organisme. En ce sens, c'est jouer sur les mots que d'affirmer qu'on ne meurt pas de faim à Gurs, puisqu'il ne s'agit pas, à proprement parler, d'une maladie mais d'un état pathologique favorable au développement de toutes sortes de maladies. De ce point de vue, les bulletins de décès, sur lesquels le médecin-chef mentionne seulement, comme cause du trépas, la « déficience cardiaque » ou la « sénilité », sont trompeurs.
¹ Eugen Neter. "Erinnerungen an das Lager Gurs, inFrankreich", dans le Journal de liaisondu consistoire des Israélites du Pays de Bade, Karlsruhe, 1962, p. 15.
² Laure Schindler-Levine. L'impossible au revoir. L'Harmattan, Mémoires du XXème siècle, Paris, 2001, p. 95.
³ Joseph Weill, Contribution à l'histoire des camps d'internement dans l'anti-France, CDJC, Paris, 1946. Rapport reproduit intégralement, p.117-119.
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