L’hiver 1940-1941 : misère, pénurie, malheur, mort.
L'hiver 1940-41 est un des plus rigoureux que les Béarnais aient jamais connu. À Gurs, l'âpreté des conditions climatiques est d'autant plus ressentie que les installations, destinées à l'origine à assurer un hébergement provisoire à une population d'hommes internés pendant les seuls mois d'été, se sont considérablement détériorées.
Des baraques inhabitables
Le carton bitumé qui recouvre en principe le toit et les bat-flancs des baraques est déchiré par endroits, arraché ailleurs. Il pleut dans les chambrées.
« L'eau dégoulinait sans arrêt à l'intérieur. Une mare se formait sur le sol. Nous y étions tellement habitués que presque personne ne relevait la chose. Celles qui étaient assises à côté de la gouttière se levaient en soupirant et posaient un récipient à l'endroit où la pluie tombait : une cuvette ou une boîte de conserves. Les gouttes faisaient un bruit de cascade en tombant sur le métal »
(Hanna Schramm, op. cit. p. 91)
Les cloisons de voliges qui constituent le toit et les murs des baraques sont trop ténues pour empêcher le froid d'envahir la pièce. On a beau colmater les interstices, laisser portes et lucarnes fermées, le froid règne en maître. Il y a bien des poêles, mais la première livraison de bois n'intervient pas avant le mois de décembre et les rations distribuées ne permettent pas de chauffer pendant toute la journée.
« La nuit, on gelait sous la couverture qui nous avait été fournie (...). Ils n'étaient pas nombreux ceux qui avaient emmené avec eux leurs propres couvertures. C'est pourquoi il était inévitable qu'un grand nombre d'entre nous, et en particulier les vieux, dormît tout habillé, ce qui posait de nombreux problèmes d'hygiène. » (Eugen Neter op. cit. p. 15).
Dehors, entre les baraques, c'est le bourbier. Chacun y patauge et s'y enlise. Toute sortie vers l'estrade ou vers les cuisines, toute visite dans une autre chambrée est impensable, si l'on ne s'est pas procuré au préalable une paire de bottes ou de chaussures imperméables. Ceux et celles qui n'osent pas demander doivent se résigner à demeurer dans leur coin ou à braver mille embûches pour atteindre leur but.
Appels au secours
Seul le courrier relie encore les internés au monde qu'ils viennent de quitter. Il ne connaît presque pas d'entraves jusqu'à la mi-décembre (c'est-à-dire jusqu'au moment où une censure étroite et systématique est exercée sur tout le trafic postal du camp). De ce fait, nombre de récits parviennent en Suisse ou aux Etats-Unis. Quelques-uns ont été publiés, comme celui d'un groupe de délégués du Secours suisse rendant compte de la brève visite qu'ils ont faite à Gurs vers la fin décembre :
« Nous entrons dans une vieille baraque d'hommes qui sont tous sexagénaires, quelques-uns octogénaires. Il fait sombre dans la baraque car il n'y a pas de fenêtres. Les paillasses sont empilées les unes sur les autres. Des formes maigres et sans vie sont étendues ou accroupies. Il n'y a ni chaise, ni table, ni armoire. Aux poutres, contre le faîte, pendent quelques habits humides. Sur les places primitivement prévues, contre les murs, est entassé ce que les internés possèdent encore. Nous regardons, les yeux agrandis par l'horreur. Et soudain, une voix crie dans l'obscurité : "Combien de temps devrons-nous encore rester ici ? Le monde sait-il ce qui nous arrive ici ?". Sur une paillasse est couché un vieil homme, le visage marqué par la faim et les privations. Il déclare doucement : "Nous avons faim. Tous. Tout le temps".
Le vent fait claquer la porte lorsque nous entrons dans la baraque suivante. Le sol est complètement nu. Aucune paillasse n'y repose. Au milieu, quelques formes déguenillées se bousculent autour d'un petit poêle d'acier. "Nous gelons. Nous brûlons la paille de nos paillasses. D'ailleurs, que nous couchions sur une paillasse ou non, c'est la même chose !". Un gros rat traverse la pièce. On hausse les épaules. "Nous nous sommes habitués à lui. A lui et à tous les autres » (Volkstimme. Saint-Gall, n° 67 du 20 mars 1941, p. 2)
A vrai dire, les internés manquent de tout durant cet hiver 1940-1941. Ou plus exactement, derrière l'apparence du minimum vital, se cachent un dénuement et une indigence peu communs. A Gurs, il y a bien un toit, mais pas de véritable abri, un poêle pour chauffer la pièce, mais peu ou pas de bois, des fenêtres au mur, mais il faut les laisser fermées, des paillasses, mais elles sont sales et pleines de vermine, l'espace pour se promener hors des baraques, mais il est impraticable, des toilettes, mais c'est toute une expédition pour les atteindre, un parent ou un frère interné dans le camp, mais on ne peut pas le voir, la possibilité d'échanger du courrier, mais à condition de dire que tout va bien. Et puis, dans les mille détails de la vie quotidienne, on a sans cesse besoin de quelque chose que l'on ne peut trouver au camp.
« Pourriez-vous me faire parvenir des denrées concentrées, et très nutritives ? Du beurre, du fromage, du thé, quelque chose pour apaiser la soif car l'eau ici n'est pas bonne à boire ? Du papier à écrire, des crayons et surtout des bottes de caoutchouc (...) ? On serait si heureux d'avoir des lainages ! (...) Pour moi et pour ma baraque, d'autres choses sont indispensables : du "Varborex" pour lutter contre la dysenterie, de la rhubarbe et des pastilles pour les angines, de la menthe, de l'eucalyptus, des pastilles pour la toux... » (Maria Krehbiel-Darmstadter, Briefe aus Gurs, op. cit. lettres à Margot Junot des 6 et 12 novembre 1940, p. 22-24).
Devant cette misère, certains, les plus âgés le plus souvent, demeurent assis dans leur coin, immobiles, hébétés, attendant la mort.
Incohérences et répression de l’administration
Les îlots sont bouclés et il est impossible, à moins de posséder un laissez-passer, de franchir les barbelés. Hanna Schramm, chef de son îlot, raconte en détail comment elle « gagna une bataille » contre l'administration du camp le jour où elle réussit à obtenir dix laissez-passer, au lieu des six réglementaires, pour les 1 400 femmes de son îlot. « Presque tous les jours, nous avions à livrer des batailles semblables » ajoute-t-elle, tout en reconnaissant le côté dérisoire de luttes aussi épuisantes.
Car, pendant ce temps, les hommes et les femmes demeurent confinés dans leur secteur, les couples sont séparés, les familles morcelées au nom de « l'inconvenance qui peut résulter, au point de vue de la décence, du groupement des familles dans des îlots » (rapport du commandant des GRM Sud).
« Le plus triste, c'était la séparation des vieux couples. Les vieilles femmes étaient désemparées sans le compagnon d'une longue vie avec qui elles avaient fini par ne faire plus qu'un. C'était comme si elles avaient perdu un bras ou une jambe. Comment était-il logé ? Etait-il malade ? Qui prenait soin de lui ? » (Hanna Schramm, op.cit. p. 99)
Connaissant à peine ce qui se passe dans l'îlot voisin, les Gursiens sont complètement coupés du monde extérieur. Ils n'ont aucune possibilité de sortie ou de permission et vivent en circuit presque complètement fermé. Rares sont les Béarnais qui ont appris l'arrivée des Badois ou des Cypriennais. Aucun journal local n'en a parlé et aucune allusion ne leur est consacrée avant le printemps.
Face à une situation aussi critique, quelle est l'attitude de l'administration française ? A tous les échelons, du chef de camp au ministre de l'Intérieur, les appréciations sont sensiblement les mêmes.
Le chef de camp considère que l'état moral des internés est « relativement bon », qu'il n'y a « pas incidents notables », qu’« on ne relève aucun cas de suicide nettement caractérisé, c'est-à-dire de nature alarmante », mais que, néanmoins, « l'impossibilité de se livrer à une activité quelconque est fortement ressentie par un grand nombre d'hébergés » (rapport au préfet du 14 janvier 1941).
Le préfet, après avoir pris connaissance des articles que la presse suisse ou américaine diffuse au sujet du camp, trouve immédiatement le remède approprié : le 10 janvier, il « donne des ordres très stricts pour que les lettres et les télégrammes soient impitoyablement censurés » ; puis, afin d'empêcher tout contact des internés avec leurs familles, il interdit à tous les étrangers « de résider dans un rayon de 30 kilomètres autour du camp, dans les villes de Pau et d'Oloron » (Arrêté préfectoral du 10 janvier 1941, affiché dans les mairies de la vallée du Gave d'Oloron) .
Les réactions des services ministériels vichyssois s'inspirent du même esprit. Par exemple, lorsqu’Elsbeth Kasser, infirmière du Secours Suisse au camp, envoie une lettre à ses parents, publiée dans l'Oltner Tagblatt de Soleure, dans laquelle la future secrétaire générale de la Croix Rouge décrit la situation de Gurs (« Devant les baraques, c'est l'inondation comme devant les chalets alpestres après l'orage. Les gens, des Juifs pour la plupart, arrivent chaque jour. C'est un spectacle d'une amère misère. Même les plus courageux s'en émeuvent. (...) Les internés ne voient jamais ni beurre, ni confiture. Seulement des pommes, des navets, parfois des pommes de terre. Notre lait et nos fromages sont les bienvenus. Le camp est fier de posséder un gruyère entier et de pouvoir le répartir. Combien de fois les gens m'ont dit qu'ils remerciaient la Suisse ! Mardi dernier, j'ai entendu ce cri dans la nuit : "Infirmière suisse, n'oubliez pas de remercier votre patrie pour nous !" », le ministère fait parvenir au chef de camp la mise en garde suivante :
« Cet article, dépourvu de toute objectivité, témoigne de l'ignorance la plus complète sur la situation actuelle de notre pays et paraît l'œuvre d'un esprit partisan, hostile à nos institutions. (...) Si Elsbeth Kasser persistait à juger tendancieusement l'œuvre entreprise par l'Administration en faveur des hébergés, son éloignement du territoire serait immédiatement envisagé » (Note adressée le 31 mai 1941 par le directeur de la Police du Territoire et des Etrangers du ministère de l'Intérieur, 7e bureau, au chef de camp).
Les services vichyssois ne se contentent pas d'organiser une étroite censure et de pourchasser ceux qui ne s'y plient pas, ils nient les faits et rétorquent que tout ne va pas si mal. Le rapport du médecin inspecteur départemental de la Santé, après son inspection du camp, ne laisse aucun doute sur ce point :
« La seule maladie à allure épidémique est une diarrhée dysentéiforme. 1 910 cas ont été observés qui ont occasionné la mort de 93 internés. La même maladie à sévi dans de nombreuses communes du département. (...) Les médicaments paraissent en quantité suffisante, mais les médecins prescrivent trop de médicaments. Le nombre des médecins est suffisant, mais il serait nécessaire que le service médical soit assuré par des Français. Il n'y a eu que de rares tentatives de suicide par barbituriques » (rapport de l’inspecteur de santé, 24 mars 1941).
Les morts de l’hiver 1940-1941
Sur les 1 037 décès survenus au camp à l'époque de Vichy, 619 interviennent pendant l’hiver 1940-1941. (61,9 %). concernent les Badois.
Près des deux tiers des personnes qui reposent au cimetière du camp de Gurs ont trouvé la mort pendant ce terrible hiver.
Le Basler Nachrichten (n° 44 du 12 février 1941) publie alors un article très remarqué par l’administration préfectorale, dans lequel on peut lire :
« Dans le camp de Gurs, 45 personnes meurent par semaine. (...) Souvent, des ambulances arrivent qui emportent les mourants de leur baraque à l'hôpital central. C'est un vulgaire camion dans lequel on transporte les cadavres. On a fait un calcul duquel il résulte que, si une épidémie n'éclate pas, et si les décès continuent à la même cadence, il ne restera plus personne au camp d'ici deux ans. »
Aujourd'hui encore, la plupart des témoins avec lesquels on aborde cette question insiste sur le fait que les décès concernent essentiellement des personnes âgées. Il est vrai que l'immense majorité (92 %) des décès frappe les plus de cinquante ans, la majorité (51,2 %) les plus de soixante-dix ans, et que la mort a surtout fauché les plus vieux. Faut-il en tirer argument, comme on l'affirme parfois, pour expliquer que tout cela est naturel, et même normal, et que c'est le contraire qui aurait été plus inquiétant ? Il y a là une part de cynisme qui ne peut qu’être dénoncée. En outre, ce type de remarque ne tient aucun compte des conditions lamentables dans lesquelles sont décédées ces personnes âgées. Eugen Nater exagérait-il lorsqu'il parlait du « véritable attentat perpétré contre la vieillesse badoise » ?
Car, s'il est vrai que la mort a surtout touché les plus âgés, mais pas exclusivement, il est clair qu'ils ne sont pas morts de vieillesse. Le taux de mortalité gursien est, pour la tranche des 60-64 ans, douze fois supérieur au taux allemand à la veille de la guerre et celui des 70-74 ans près de seize fois.
L'âge avancé des personnes disparues au camp, s'il est un élément d'explication, ne constitue pas le facteur essentiel. L'état du centre béarnais, le manque d'hygiène, l'insuffisance de la nourriture, l'obscurité et la froideur des baraques, l'oisiveté imposée par les circonstances, le chagrin d'avoir tout perdu, ont porté un coup fatal à des êtres que la vieillesse avait déjà affaibli. On peut même s'étonner que, dans de telles conditions, la mortalité n'ait pas été plus élevée.
Elle l'a été, mais il est difficile de préciser dans quelle mesure. En effet, en mars 1941, un groupe de 1 476 internés de Gurs ont été transférés dans les centres, mieux aménagés, de Noé et du Récébédou (Haute-Garonne), où la mortalité, sans atteindre les taux gursiens, fit de profonds ravages. Les premières victimes étaient les hommes et les femmes transférés de Gurs. Durant le courant de l’année 1941, une centaine d’autres Gursiens, dont l'état de santé nécessitait un transfert dans les asiles de Lannemezan (Hautes-Pyrénées) et de Limoux (Aude), quittent le camp. La plupart d’entre eux meurent durant leur hospitalisation Il est donc certain que les 619 décès survenus au camp ne constituent qu'une partie du nombre des Badois morts des suites de leur passage à Gurs.
En définitive, l'hiver 1940-1941 n'est pas seulement une période rude à cause de la rigueur du climat et de la fragilité des installations gursiennes, c'est surtout le moment où les internés se retrouvent à peu près seuls et désarmés face au malheur, à l'incompréhension et à la mort.
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