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Le marché noir : les filières

Nous sommes largement renseignés sur les filières par lesquelles circulent les produits.

Les paysans de la vallée comme le personnel français se sont longtemps plu à les décrire dans le détail, sans pour autant accepter de venir en témoigner en justice. Peu nombreuses, elles sont empruntées sans discontinuer de 1940 à 1944, malgré les condamnations et les punitions qui pleuvent sur les hommes et les femmes qui se font prendre.

Camp de Gurs | Le marché noir : les filières | Gurs (64)

En octobre et novembre 1940, la filière des cantinières itinérantes d’îlot

C’est la première forme du marché noir à Gurs. Elle est officielle, puisque les cantinières sont des internées qui ont le droit de sortir du camp à des heures précises, possèdent une permission de sortie dûment tamponnée et paraphée par l’intendant du camp, et sont autorisées à entrer directement en contacts avec les paysans des fermes environnantes. Elles sont dites itinérantes, car elles circulent généralement à pied, parfois à bicyclette.

Pendant l'été et l'automne 1940, elles achè­tent directement aux producteurs les denrées qu’elles déclarent très officiellement, lorsqu’elles entrent dans le camp, avant de les acheminer jusqu’aux cantines d’îlot, où elles sont revendues aux internés. Théoriquement, les transactions sont strictement contrôlées par les services du gestionnaire. En fait, le contrôle varie en fonction des fonctionnaires de service. Mais surtout, une bonne partie des produits achetés à la ferme sont cachés aux abords du camp, récupérés à la nuit tombée et revendus à prix fort.

Comme les achats à la ferme sont toujours pra­tiqués très au-dessus des cours légaux, les paysans réservent aux cantinières, qu’ils finissent par bien connaître et avec lesquelles ils entretiennent de bonnes relations, une part importante de leur production, s'assurant ainsi une marge bénéficiaire confortable. Il en résulte la raréfaction des den­rées mises en vente aux marchés hebdomadaires de Navarrenx et d'Oloron, où il n'est pas question de vendre au-dessus des prix offi­ciels. Les habitants de la vallée voient de ce fait leurs possibilités de ravitaillement diminuer, s'en plaignent amèrement et dénoncent ce trafic qui les lèse directement.

Sommé par le préfet de mettre fin à cette situation, le chef de camp décide, le 3 décembre 1940, la suppression définitive du système des cantinières itinérantes d'îlots. De fait, on n’en entendra plus parler par la suite.

Camp de Gurs | Le marché noir : les filières | Gurs (64)La filière des Espagnols de la 182ème compagnie de travailleurs étrangers

La 182ème compagnie de travail est le groupe des 150 à 200 hommes qui sont chargés de l'entretien des ins­tallations, sous l’autorité du chef de camp et de l’ingénieur des Ponts et chaussées, assigné à demeure. Elle est logée dans les baraques de l'îlot A. La plupart de ses membres sont des Espagnols, dont certains avaient été internés à Gurs dès l’ouverture du camp, au printemps 1939.

En échange de leur travail, les TE (travailleurs étrangers) touchent des suppléments de nourriture, ainsi qu'une prime de rendement. Ils ont évidemment le droit de circuler dans le camp tout entier et, parallèlement, sortent fréquemment du camp pour effectuer divers travaux, comme les corvées de bois, le ramassage des fougères, le nettoyage des abords, etc... En fin de journée, il est de coutume qu’ils puissent quitter leur îlot et rejoindre, sous l’autorité d’un de leurs responsables, les baraques de mercantis jouxtant la route nationale. Ils constituent donc les intermédiaires naturels entre, d'un côté, les inter­nés et, de l'autre, les Français qui fréquentent les gargotes envi­ronnant le camp. C'est pourquoi on les retrouve au cœur de la plupart des affai­res de marché noir.

Pourtant on a parfois le sentiment que leur rôle est, sinon surestimé, du moins considérablement mis en avant par les inspecteurs de la Sûreté, en poste à Gurs. Ils sont systématiquement dénoncés. Il existe même à leur encontre une sorte d'unanimité : dans les rapports de gendarmerie ou de police, dans les comptes ren­dus d'audience du tribunal correctionnel d'Oloron, dans le courrier échangé entre le chef de camp et ses supérieurs hiérarchiques, dans la presse locale. Ils sont presque toujours les premiers cités. Ce sont eux, d'abord, qui fréquenteraient « le chemin du coteau », qui solliciteraient les paysans, qui les relanceraient sans cesse, qui donne­raient le mauvais exemple aux gardiens, qui pratiqueraient les haus­ses les plus scandaleuses, etc... Au point que l'on peut se demander si, en accusant ces étrangers de tous les maux, on ne cherche pas, d’une certaine façon, à blanchir leurs fournisseurs, c'est-à-dire les Français fonctionnaires au camp ou résidant dans la région.

Mais l'évidence est là. Les travailleurs étrangers occupent une place centrale dans ce trafic prospère. Il n'est donc pas étonnant que, le 28 juillet 1942, la dissolution de la 182ème compa­gnie soit prononcée, motivée par l’indiscipline de ses membres et par les scandales dans lesquels ils sont sans cesse impliqués. A cette date, d’ailleurs, la plupart des Espagnols ont quitté la compagnie de travail, remplacés surtout par des travailleurs juifs. Le chef de camp dénonce une telle situation car les nouveaux travailleurs hébergés constituent « une main d’œuvre de mauvaise qualité », surtout « depuis que le groupe d’Espagnols qui en assuraient l’encadrement a été déplacé. Un nouvel encadrement aryen est à souhaiter. » (Rapport adressé le 26 février au préfet des Basses-Pyrénées)

Parmi les affaires jugées en correctionnelle et évoquées dans L'Indépendant des Basses Pyrénées, on peut retenir, à titre d'exem­ple, les quelques cas suivants :

- 25 novembre 1941 : condamnation de trois « journaliers espagnols employés au camp de Gurs » pour « vente sans ticket, à des prix excess­ifs » de pain (30 F le kilo), œufs (35 F la douzaine) et farine (10 F le kilo).

- 30 mars 1942 : condamnation de deux travailleurs espagnols qui « ont rejoint le camp bien lestés de pain, de graisse et d'autres den­rées contingentées ».

- 15 mai 1942 : condamnation de deux travailleurs espagnols pour « trafic de cigarettes qu'ils coupaient en deux et revendaient 1 F le bout ».

- 1er août 1942 : condamnation de deux travailleurs espagnols pour « trafic de cartes d'alimentation ».

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La filière des gardiens et des employés administratifs du camp

Le personnel français d’encadrement est composé des administratifs et des gardiens.

Les employés des services administratifs, installés dans leurs bureaux du premier quartier ne sont pas directement en rapport avec les internés. Théoriquement, les seuls internés qu'ils rencon­trent sont ceux qu’ils ont officiellement convoqués (aux subsistances, aux effectifs, au poste de police, dans les ateliers, etc...) et les quelques privilégiés qui font l'office de plantons ; dans ce cadre, les possibilités de trafic sont limitées et les opérations de petite envergure. Mais pratiquement, il est toujours possible de fixer un rendez-vous nocturne à un interné rencontré le matin même au premier quartier, dans un coin désert du camp. Le plus simple est évidemment de passer par un des étrangers de la compagnie de travail, ce qui présente le double avantage de ne pas intervenir directement dans la transaction et, en cas d’échec, de pouvoir nier toute responsabilité, mais ce n’est pas toujours possible.

Avec les gardiens, dont l'effectif est en permanence de 250 hommes environ et qui perçoivent les salaires les plus bas, le trafic atteint, semble-t-il, des proportions au moins comparables avec celles des Espa­gnols de la compagnie de travail. D'un côté, en effet, ils sont direc­tement en contact avec les internés ; ils entretiennent avec eux des rapports de toutes natures, parfois étroits ; ils sont souvent sollicités par eux. De l'autre, ils ont de mul­tiples occasions de rencontre avec les producteurs de la région, soit aux marchés hebdomadaires de Gurs, à l'entrée du camp, de Navarrenx ou d'Oloron, soit dans les cafés et les auberges de la vallée, soit directement, à la ferme. En outre, la moitié d'entre eux, au moins, est d'origine béarnaise et certains d’entre eux rentrent tous les soirs chez eux, au village. Tous disposent, d’une façon ou d’une autre, de multiples possibilités d'approvisionnement et nombre d’entre eux ne s’en privent pas, trouvant là un moyen facile d’arrondir ses fins de mois.

Les transactions se font directement avec les internés, à la tombée de la nuit, de part et d’autre de la clôture de barbelés. Pour les paiements en nature, les rencontres ont lieu au cours de la nuit.

Là encore, les exemples d'affaires dans lesquelles sont impliqués les administratifs et les gardiens sont légion. Citons, par exemple, quelques jugements du tribunal correctionnel d'Oloron, évoqués dans L'Indépendant des Basses-Pyrénées :

- 5 novembre 1941 : condamnation d'un gardien qui, après avoir reçu 1000 F de deux internés pour les laisser s'évader, « fut pris de remords, signala les deux fuyards, mais garda l'argent qu'il dilapida. ».

- 27 avril 1942 : condamnation d'un inspecteur « trouvé en possession de trois cartes d'alimentation ».

- 15 juin 1942 : condamnation d'un gardien pour « vente de denrées contingentées au-dessus de la taxe ».

- 10 septembre 1942 : condamnation de deux gardiens pour « trafic de vêtements appartenant à l'Etat ».

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La filière des internés de sortie

Il arrive que certains internés bénéficient, surtout à l’automne 1940 ou en 1943, de permissions de sortie. Ils en profitent généralement pour faire des achats dans les fermes ou les auberges environnantes et, à leur retour, revendent les denrées à leurs compagnons d’internement. Ces transactions sont cependant limitées, car les permissions sont distribuées parcimonieusement et seulement pour des raisons sérieusement motivées.

Certains internés assez intrépides, parviennent parfois, après être sortis du camp en se glissant sous la barrière des barbelés, entre deux rondes de gardiens, à rejoindre le chemin du coteau qui relie Castetnau à Geüs, en passant par Gurs, et qui correspond à l'ancienne voie médiévale doublant la route de la vallée. Le cour­rier des internés révèle qu'il est « très fréquenté pendant la nuit. »

Lorsqu'un trafiquant est arrêté, certains journaux en font des gorges chaudes et laissent libre cours à leur antisémitisme :

« Tribunal correctionnel. Paul S., Autrichien d'origine, appartient à la belle colonie d'apatrides qui forment actuel­lement l'élément principal du camp de Gurs. Colonie de race qui en porte l'empreinte entre les yeux et la bouche et dont les barbelés n'arrivent même pas à paralyser les agissements (...). Il a incité un gardien à lui fournir des denrées en lui vendant un collier de perles. » (L’Echo d’Oloron, 21 mars 1941, p. 2).

Les exemples d'affaires de marché noir pratiquées par les inter­nés sont innombrables. En voici quelques-unes, relevées dans les comptes rendus des tribunaux correctionnels d'Oloron et de Pau, et mentionnées dans L'Indépendant des Basses-Pyrénées. Elles mon­trent la variété du trafic et la misère des Gursiens :

- 10 septembre 1941 : condamnation de deux internés « qui vendaient des cigarettes à 1 F 50 la pièce, le fromage à 130 F le kilo et un pain de 2 kilos 110 F »

-14 mars 1942 : condamnation de neuf internés pour « trafic de den­rées alimentaires non contingentées : huile, poissons, haricots, pom­mes de terre, etc... »

- 17 avril 1942 : condamnation de deux internés « qui s'étaient livrés à la vente de haricots au-dessus de la taxe ».

- 15 juin 1942 : condamnation de quatre internés pour « achat de den­rées contingentées (œufs,graisse, riz) ».

- 4 novembre 1942 : condamnation d'un interné pour « hausse illi­cite et trafic de cigarettes ». Il revendait des cigarettes qu'il fabriquait à partir de mégots récupérés.

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La filière des mercantis

Le long de la route nationale longeant le camp s’installent, pendant l’été 1940, cinq ou six baraques de bois, sortes de cabanons légers construits sans fondations ni murs de briques. Ils sont tenus par des gargotiers, auprès desquels quelques gardiens, diverses personnes appartenant au personnel français d’encadrement, ainsi que les visiteurs et les badauds de passage, parfois les membres de la compagnie de travail, viennent se rafraichir en buvant un verre. Dans la vallée, on les appelle les mercantis. Ils prospèrent, à l’époque de Vichy.

Ces misérables abris, élevés en toute hâte et bien souvent dans l'illégalité, vivent du camp se développent à partir du camp. En 1939, le préfet avait tenté de les interdire, y avait renoncé devant leur évident succès, puis s’était résolu à tenter de les encadrer, afin de limiter les désordres qui s'y produisaient fréquemment. Il avait pris un arrêté, le 29 août 1939, fixant les conditions de leur fonctionnement : ils ne peuvent être aménagés qu’à plus de 100 mètres des limites du camp et ferment à 21 heures durant la semaine et à 22 heures le dimanche. Ils sont, sous Vichy, dûment patentés et, théoriquement, font office de débits de boissons ou de restaurants. En pratique, ils sont utilisés, au gré des circonstances, tantôt comme maisons de rendez-vous, tantôt comme salles de bal, tantôt comme fonds de com­merce, presque toujours comme lieux de ralliement de tous les trafiquants. S’ils ferment officiellement aux heures prescrites, ils sont ouverts de fait pendant toute la nuit (il suffit de frapper aux carreaux). Ils sont considérés par les habitants de la vallée comme de véritables bouges et leur réputation ne semble pas surfaite.

Les mercantis sont en effet des intermédiaires inévitables dès lors qu'il s'agit d'organiser un trafic d'envergure. Chez eux se ras­semble tout ce que Gurs engendre de petits malfaiteurs parmi les travailleurs espagnols, les gardiens et les employés des services admi­nistratifs. On y rencontre aussi les mauvais garçons de la région. Le dimanche, on peut aussi y croiser les curieux qui, par familles entières, viennent étancher leur soif après avoir contemplé le camp. Leurs baraquements constituent à l’évidence le rendez-vous idéal pour la mise en place de tous les trafics.

Pourtant les mercantis sont rarement inquiétés dans les affai­res de marché noir tramées autour de Gurs, sans doute parce qu'ils s'entourent davantage de précautions que les autres trafiquants. Mais lorsqu'ils sont mis en cause, l'entreprise se révèle considérable. Tous les journaux de la région ont titré, à la fin du mois de janvier 1942, sur l'arrestation d'une bande organisée qui depuis plusieurs mois orchestrait le marché noir dans les îlots des hommes ; le groupe ras­semblait autour du mercanti L., surnommé l'estampeur, deux autres de ses collègues, un fermier cultivateur, un charcutier, deux gar­diens et trois internés¹. L'importance de l'affaire contraste avec celles qui sont habituellement jugées au tribunal correctionnel d'Oloron. Parmi les autres affaires dans lesquelles interviennent les mercantis, signalons, le 15 juin 1942, la condamnation d'un « débitant possesseur d'un titre de 12 500 pesetas qu'il essayait d'écouler à des particuliers. »

Il est certain que toutes sortes de trafics passent par eux, à commencer par celui des bijoux offerts par les internés en échange de quelque nourriture. Ils servent aussi de maison de passe pour le personnel français du camp. Les habitants de la vallée estiment que le volume du marché noir y est considérable, ce qui est sans doute exact, bien qu’aucune information probante n’ait jamais été fournie sur le sujet.

Par ailleurs, d’autres filières peuvent être assimilées à celle des mercantis. Par exemple, peut-on croire que certaines fermes de la vallée, partiellement trans­formées en auberges et rebaptisées pour la circonstance villa X, ou restaurant Y, parfois de façon plus évocatrice Au panier fleuri ou Les trois célibataires, n'aient toujours abrité que d'innocentes activités ? Elles prospèrent pourtant à Sus, à Géronce ou à Dognen.

 


¹ L'Echo d'Oloron du 30 janvier 1942, p. 1, présente ainsi l’affaire : « Le camp de Gurs dont la création constitue dans l'histoire de notre région l'une des plus grandes plaies morales, l'une de celles qui aura porté la plus grande atteinte à la politique économique oloronaise, continue à demeurer l'antre des gangsters, la caverne des exploiteurs de la misère du moment. Une nouvelle rafle vient d'être opérée qui porte sur dix arrestations (...). Il s'agit comme toujours de tris­tes individus qui vendaient de la marchandise à des prix exorbitants aux internés. Le lot comprend un cantinier et sa femme, un agriculteur qui s'était mué en chourineur clandestin, un charcutier qui favorisait les évasions et faisait le commerce des cartes d'alimentation, deux gardiens du camp qui servaient d'intermédiaires et de pour­voyeurs, un débitant-restaurateur et trois internés. »

 

 

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