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La mise à nu des personnalités

Les anciens internés de Gurs avaient coutume de dire qu'au camp, il n'y avait pas de place pour les apparences.

Les souffrances liées à l’internement agissent comme un véritable révélateur en étalant au grand jour la nature profonde des personnalités.

Camp de Gurs | La mise à nu des personnalités | Gurs (64)

« A Gurs, on ne triche pas »

Dans le camp, le poids permanent des difficultés est tel qu'il est impossible de feindre longtemps une attitude ou un sentiment qui ne corresponde pas à sa nature profonde. « À Gurs, on ne triche pas » affirment tous les témoins.

Dans la baraque, en effet, personne ne peut s'isoler durablement. On est sans cesse sollicité. C'est un voisin de chambrée qui, las de ruminer quelque morne pensée, s'approche pour discuter et monologue interminablement sur ses activités passées, sa famille ou ses anciennes rela­tions. C'est un parent ou un ami qui propose d'aller "rendre une visite", laver du linge, repriser des habits, jouer aux dés, etc... C'est une discussion animée qui, à quelques mètres de là, empê­che les uns de rédiger leur courrier, force insensiblement les autres à abandonner leur petit travail pour prêter attention aux arguments développés. C'est une nouvelle lancée à la cantonade sur l'évolution des hostilités, sur un éventuel départ ou sur un changement dans l'administration du camp ; elle devient aussitôt le sujet de conver­sation de toute la chambrée. À l'extérieur, c'est le tour qu'il faut prendre chaque fois qu'on se rend aux lavabos, aux tinettes ou à la cantine de l'îlot. Bref, les sollicitations quotidiennes sont telle­ment nombreuses qu'elles sont généralement ressenties, au bout de quelques semaines, comme une sorte d'agression permanente.

À cela s'ajoute la misère dans laquelle chacun se débat. Misère autant psychologique que physique, tant l'épuisement des organis­mes finit par ronger les facultés de résistance nerveuse. C'est la faim dont les effets sont décuplés par l'oisiveté et l'inquiétude. C'est la vermine, symbole vivant de la déchéance dans laquelle on est tombé. C'est la nostalgie des amis disparus, des parents restés au pays, de son chez-soi, sa rue, son quartier. C'est l'angoisse surtout, la peur de l'inconnu vers lequel on glisse, et, à partir de 1942, l'éventuel convoi vers l'Est.

Sous cette énorme pression, le comportement des individus se modifie progressivement. Des perturbations de tous ordres apparaissent : manies, phobies, migrai­nes, troubles du sommeil, de la digestion, éruptions cutanées, etc... Dans le meilleur des cas, l'organisme ne semble affecté par aucun trouble particulier, mais la personnalité se révèle peu à peu dans toute sa nudité.

« Chacun d'entre nous porte, dans la vie quotidienne, pour ainsi dire un masque qui dissimule notre véritable nature à ceux qui nous côtoient. Sous la protection du badigeon de la vie en société, la plupart d'entre nous apparaissons dif­férents de ce que nous sommes vraiment. De même que le mariage fait tomber les masques et nous montre autrement que ce que nous laissons voir aux étrangers, de même la vie communautaire dans les baraques, enlève les badigeons et montre chacun d'entre nous dans toute sa nudité psychique. (...)

Les forts se révèlent plus forts, et les faibles plus faibles. Celui qui était déjà chez lui intéressé devient égoïste, le mesquin devient avare, le mou sans consistance, le bon meilleur encore et le valeureux plus énergique"

Cette mise à nu est lourde de con­séquences sur le comportement. Quelques-unes, parmi les plus fréquentes, sont présentées ici.

Julius C. Turner. Visages d’internés. Sanguine. 1941

Camp de Gurs | La mise à nu des personnalités | Gurs (64)Un bouleversement complet de la hiérarchie des valeurs sociales d’antan

Nombre de personnes qui jouissaient jusqu'alors d'un certain pres­tige social, du fait de leur profession, de leur fortune ou de leur notoriété apparaissent désormais, aux yeux de tous, comme ce qu'ils sont vraiment : parfois des personnes fai­bles, mesquines et sans envergure, parfois des caractères égoïstes et fermés, parfois des hommes droits et honnêtes, parfois des meneurs énergiques. Toute une humanité se dévoile peu à peu.

Les uns, inca­pables de s'adapter, s'enferment en eux-mêmes et, sans le secours de la cuirasse que leur conférait leur notoriété ou leur richesse, s'effondrent, comme de véritables loques ; pourtant ils étaient estimés, auparavant, et exerçaient des responsabilités associatives ou politiques. D'autres ne recherchent plus à chaque instant que leur propre intérêt et, tout en accusant leur entourage de les persécuter, tentent systématiquement d'obtenir toutes sortes de faveurs ; ils se com­plaisent dans des tractations sordides sur leur portion de pain, qu'ils jugent plus petite que celle du voisin, ou bien sur une couverture ou une valise qui empiète sur leur place, et trouvent naturels les services qui leur sont rendus ; pourtant ils avaient jusque-là la réputation de per­sonnes affables et bien élevées. D'autres, dont la timidité semblait inguérissable, se lancent dans toutes les discussions, dans toutes les supplications pour obtenir un morceau de pain ou une cigarette. D'autres, enfin, que ni l'apparence physi­que ni le prestige social n'avaient jamais distingués de la masse de leurs concitoyens, révèlent dans l'adversité une générosité et une force de caractère qui les portent immédiatement aux postes de responsabilité.

Très fréquemment, en l’espace de quelques jours, il est fait table rase du passé. Une nouvelle hiérarchie sociale s'instaure, qui n'a, la plupart du temps, plus rien de commun avec la précédente, celle d'avant l'internement. Elle n'a plus pour moteur la recherche des honneurs ou l'appât du gain, mais le désintéressement et le dévoue­ment. Elle n'inspire ni l'envie, ni l'irritation, mais seulement le respect.

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La nervosité, l'irascibilité, la susceptibilité, l'intransi­geance

Cette nervosité à fleur de peau est notée dans tous les témoignages. Son effet communicatif a vite fait de gagner tous les occupants d'une baraque et, certains jours, de l'îlot. Il s'agit d'un phénomène assez complexe, où se mêlent des réactions individuelles et des comportements de groupe, dont la conséquence première est d’empoisonner toute la vie de la chambrée.

Son origine est variable. Ce peut être les récriminations, sans cesse répé­tées par d’éternels mécontents, qui excédent leurs voisins et provoquent de vives altercations. Ou bien la réaction brutale et inat­tendue d'un interné jusqu'alors réputé pour sa modération et son humeur égale. Ou bien quelque sombre nouvelle qui plonge les uns dans la consternation, les autres dans la fureur. Ses manifestations sont d'une violence imprévue, décuplée, sans rapports avec la ténuité de l'incident qui les a fait naître. Des disputes épouvanta­bles, des crises nerveuses, des bagarres même éclatent pour des motifs d'apparence bénigne : le désaccord sur l'ouverture d'une lucarne, le soupçon porté sur un voisin d'avoir été avantagé au cours de la distribution de nourriture, l'agacement né d'une simple dis­cussion tenue à côté de soi lorsqu'on préférerait se reposer, le repro­che au sujet d'une corvée de nettoyage incomplètement faite, etc... Mais un incident peut-il être bénin pour des hommes et des femmes dont le système nerveux est agressé par la faim, le man­que de sommeil et l'inquiétude de l'avenir ?

« En général, l'intransigeance règne parmi nous, l'indulgence n'est guère acceptée. La raison est trop à l'épreuve. Il n'y a pas de place pour certaines réserves de sentiment non plus. Le sentiment est trop usé. On pleure par débilité physique. L'équilibre est rompu, la mesure est brisée. Seuls les extrê­mes s'opposent. Combien de fois j'assiste à cette même scène où l'un est plaint jusqu'au désespoir, l'autre condamné sans discussion (...). La carcasse cède. Il est très difficile de res­ter humain parmi tant d'inhumanité (...). Qui sait jusqu'à quels abîmes cette situation, si elle se prolonge, pourrait nous précipiter ? »²

Dans de telles conditions, la nervosité, non seulement ne peut être cachée longtemps, mais surtout éclate avec d'autant plus de force qu'elle est la forme privilégiée de l'expression de son angoisse.

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La dégradation des comportements individuels ?

Elle est directement liée au phé­nomène précédent. Eugen Neter la définit comme une véritable « dépravation des mœurs »¹. Il observe, par exemple, que :

« de perpétuels spectacles d'infidélité conjugale étaient offerts, certains étalant leurs sentiments et ne voulant pas abandon­ner leurs habitudes, même devant les enfants. (...) Les occasions de s'enrichir furent trop souvent mises à profit et assurèrent parfois de substantiels bénéfices. Certains pro­fitant de l'influence que leur conférait le poste qu'ils occu­paient et grisés par "le pouvoir" auquel ils avaient accès pour la première fois, se comportaient en misérables petits chefs et jouaient au directeur »

Joseph Weill affirme que « le nombre des jeunes et même des très jeunes filles enceintes, sans être catastrophique, augmente » et que "les enfants s'émancipent dans une atmosphère de fausse liberté qui favorise le relâchement des mœurs. » Siegbert Plastereck déclare : « II faut voir comme les vieux se jalousaient pour un supplément de soupe ou de légumes », et ajoute : « II y en avait tant qui exploitaient leurs camarades et s'enrichissaient outre mesure ! »³ La plu­part des témoins en tirent argument pour conclure que le séjour à Gurs pervertit les individus et corrompt leur person­nalité.

Ne convient-il pas plutôt de se demander si la « dégradation de la moralité », loin d’être une conséquence de l'internement, ne serait pas davantage l’expression naturelle de tendances déjà existantes, largement occultées jusque-là par les contraintes de l'éducation et de la vie en société. Nous suivrons volontiers Eugen Neter qui défend la deuxième thèse, arguant du fait qu'à Gurs, on n'apprend rien que l'on ne sache déjà, on ne fait rien que l'on n'ait déjà fait, au moins partiellement, auparavant. En outre, l'évolution individuelle des Gursiens ne conduit pas toujours à des résultats négatifs. Certaines per­sonnes parviennent à préserver leur intégrité morale et d'autres se montrent plus généreuses que par le passé.

On ne peut donc affirmer que l'internement, dans tous les cas, déprave les internés. Il est certain, en revanche, qu'il expose au vu et au su de tous un ensemble de comportements que l'on préférait auparavant ne pas dévoiler publiquement. Il cristallise et extério­rise des pulsions jusque-là plus ou moins refoulées. Il révèle les per­sonnalités plus qu'il ne les pervertit.

Face aux excès, l'attitude du groupe est variable. Cela va de la discussion en tête à tête avec le fautif jusqu’à sa mise à l'écart pure et simple, en passant par les malédictions des uns et les sarcasmes des autres. La plupart du temps, le chef de baraque intervient en brandissant toutes sor­tes de menaces d'autant plus vaines que les désordres constatés (indé­cence, émancipation précoce, jalousie débridée, autoritarisme bru­tal, avidité) relèvent davantage d'un manquement à un code moral que d'un délit caractérisé. En fait, au bout de quelques semaines, chacun finit par s'y habituer, de bon ou de mauvais gré. Car, en fin de compte, le souci fondamental de chaque interné ne porte pas sur l'attitude de ceux qui l'entourent mais sur la sienne propre. Dans quel état parviendra-t-on à sortir de l’épreuve gursienne, si jamais on en sort ?

Bref, confrontés à l’une des situa­tions les plus difficiles de leur existence, les internés manifestent les comportements les plus divers, parfois les plus imprévus. Les témoins en rendent compte dans leurs mémoires, s'attachant sur­tout aux attitudes généreuses et jetant un voile pudique sur ce que l'un d'eux appelle « toute la bassesse humaine des camps. ». ³

 


¹ Eugen Neter. “Erinnerungen an das Lager Gurs, in Frankreich”, dans le Journal de liaison du consistoire des Israélites du Pays de Bade, Karlsruhe, 1962, p. 14

² Léon Moussinac. Le radeau de la Méduse. Journal d’un prisonnier politique. 1940-41. Ed. Hier et aujourd’hui. Paris, 1945, p. 222-223. Eugen Neter ("Erinnerungen...", op. cit., janvier 1962, p. 16), Hanna Schramm (Vivre à Gurs, op. cit., p. 43, 87 et 127), Joseph Weill (Contribu­tion à l'histoire des camps..., op. cit., p. 45), Maria Krehbiel-Darmstädter, (Briefe aus Gurs, op. cit., p. 31-35), M. et E. Liefmann (Helle Lichter aufdunklem Grund, Berne, 1966, p. 21 et suivantes) confirment totalement ces affirmations.

³ Siegbert Plastereck. Rapport sur la vie des Israélites au camp de Gurs. 1940-43 (“Rapport Plastereck”). Archives Dachary, p. 25.

 

 

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