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L’indispensable marché noir

Le marché noir a toujours été un sujet tabou à Gurs. Il le demeure encore aujourd’hui.

Il est vrai qu’il s’agit probablement du seul sujet sur lequel les partisans comme les adversaires de Vichy, les partisans comme les adversaires de la Résistance, s’accordent et portent un jugement identique : le marché noir est un délit qu’il convient de réprimer. Mais parallèlement, chacun convient qu’il n’y avait pas d’autre façon de survivre, sous Vichy, et que tout le monde faisait du marché noir. Il en résulte un non-dit retentissant. Un non-dit qui a toujours régné sur le sujet, du moins en public, et qui provient largement de cette contradiction, en quelque sorte consubstantielle au marché noir lui-même.

Camp de Gurs | L’indispensable marché noir | Gurs (64)

Une pratique notoirement connue

Le marché noir n’est pratiquement pas signalé avant l’été 1940.

Il est vrai que, pour qu’il apparaisse, trois conditions doivent être réunies : 1- la demande pressante de produits, la plupart du temps alimentaires, par un groupe social incapable de se les procurer directement ; 2- l’offre de ces produits entre les mains d'un petit groupe de fournisseurs ; 3- l'existence d'une valeur d'échange, généralement de l'argent liquide, que les premiers sont susceptibles d'offrir aux seconds. L'expérience mon­tre que, quels que soient les obstacles que l'on puisse élever, dès lors que ces trois conditions sont réunies, le marché noir devient inévitable.

A Gurs, la période de Vichy illustre ce schéma de façon parfaite. De l’été 1940 à octobre 1943, le trafic entre internés et producteurs (ou intermédiaires) connaît un prodigieux développement. En effet, pendant toute cette période, la pénurie alimentaire est telle, dans les îlots, que les trois conditions sont réunies, la première pesant d’un poids écrasant sur les internés. Auparavant, si le marché noir apparait exceptionnel, cela tient surtout au fait que les trois conditions, particulièrement la troisième, ne sont pas présentes.

Par définition, le trafic étant souterrain et illicite, nous sommes mal renseignés sur les rouages précis et le volume réel du marché noir. Mais pour le reste, c’est-à-dire les filières, la nature des produits et les prix pratiqués, les renseignements ont toujours été notoirement connus.

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Les transactions portent presque exclusivement sur les denrées alimentaires

A partir du mois d’octobre 1940, la faim est présente en permanence dans le camp (voir les fiches 7 et 8). Les ONG, et plus particulièrement le Secours quaker, tentent d’y remédier par la confection de plats supplémentaires (voir fiche 21). Mais les besoins sont tels que leur action demeure très limitée, tout au long de la période de Vichy. C’est pourquoi les internés n’ont pas d’autre solution que de tenter de trouver des denrées supplémentaires par les circuits parallèles. Pour eux, le marché noir est indispensable, sous peine de déchéance physique.

Les Gursiens recherchent surtout les produits à haute valeur éner­gétique, c'est-à-dire les aliments riches en calories. En premier lieu, ceux qui contiennent des lipides dont l'alimentation du camp est souvent dépourvue. Les œufs, de préférence à la douzaine qu'à la pièce, la charcuterie (les tranches, c'est-à-dire les morceaux de jambon, le lard, ou même la simple graisse de porc que l'on étale sur une tartine de pain, la mortadelle, le boudin, etc.), le fromage et le beurre, sont une aubaine que l'on ne peut se permettre de lais­ser passer, lorsque l'occasion se présente. On s'efforce aussi de se procurer des aliments riches en protéines. En dehors de la plupart des produits déjà cités, on demande surtout des boîtes de sardines ou de thon, du pâté, de la volaille, du riz ; sans parler, bien sûr, des miches de pain ou des pastèches (sorte de crêpes faites avec la farine de maïs). En revanche, les légumes verts et les fruits, de valeur énergétique moindre et surtout difficiles à cacher, ne sont guère recherchés. Cette liste, enfin, serait incomplète si l'on ne mention­nait pas la quête constante de produits à base de sucre, des confitu­res aux pastilles de saccharine, en passant par le pain d'épice ou les dattes.

Il s'agit là des denrées les plus demandées. Mais souvent, avec la faim qui leur tenaille le ventre, les internés sont prêts à acheter n'importe quoi. On le sait si bien dans la région qu'on leur vend parfois n'importe quoi : abats, os, fanes de légumes, choux réservés aux cochons etc... Toutes sortes d'animaux sont abattus et découpés, puis vendus en morceaux : chiens, chats, renards, genettes. Lors des tran­sactions, les vieux chevaux passent pour du bœuf, les ânes pour du veau, les chiens, les chats, les rats même pour du lapin.

En définitive, si les internés recherchent en priorité les produits à haut degré nutritif, ils sont susceptibles d'acqué­rir, en pleine connaissance de cause ou à leur insu, les denrées les plus inattendues. Il n'est donc pas exagéré d'affirmer que le mar­ché noir de Gurs concernait à peu près tout, pourvu que ce soit consommable.

En dehors des denrées alimentaires, les internés recherchent le bois de chauffage, les médicaments et les vêtements chauds. Mais ces produits passent rarement par le marché noir, le bois du fait de son volume et les médicaments du fait de leur rareté. Quant aux vêtements, les ONG, dans l’ensemble, y pourvoient. C’est pourquoi, la demande étant moins pressante, l’offre est ici réduite.

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Les prix couramment pratiqués

Ils sont notoirement con­nus.

Ils sont étalés dans les journaux, sous la rubrique des Comptes ren­dus d'audience des tribunaux correctionnels de Pau et d'Oloron, même si leurs montants apparaissent souvent sous-estimés, voire très sous-estimés. En voici quelques-uns, extraits pour 1941 et 1942, de L'Indépendant des Basses-Pyrénées et pour 1943, d'un rapport de l'officier chargé de mission au camp par le ministre du Travail. Sont mentionnées entre parenthèses les hausses moyennes par rapport aux prix légaux).

 

 

1941-1942

Printemps 1943

1 œuf 3 à 5 F (x4 à 7) 12 à 18 F (x3 à 19)
1 kg de lard 50 à 80 F (x4 à 6) 500 F (x20)
1 tranche 50 F  
1 kg de graisse 150 F (x5)  
1 kg de pain 20 à 50 F (x5 à 12) 500 F (x 17)
1 kg de fromage

100 à 300 F (x 4 à 12)

25 à 40 F (x7 à 10)

100 F (x 23)
1 kg pommes/terre 30 à 50 F (x3 à 4) 40 à 50 F (x4 à 17)
1 kg haricots blancs   120 à 150 F (x10 à 12)
10 pastilles de sacharine à 10 F (x7 à 10) 20 F (x18)
1 paquet cigarettes 25 à 50 F (x3 à 6) 60 à 200 F (x8 à 20)

 

Tableau n° 18 - Les prix du marché noir au camp de Gurs

En constatant les hausses courantes, on peut se demander comment le marché noir a-t-il pu con­naître le développement extraordinaire qu'on lui prête habituelle­ment ? Qui parmi les internés, dont les comptes bancaires sont con­trôlés par les services postaux du camp, avait la possibilité de con­sacrer de telles sommes à sa seule alimentation ? Ces questions sus­citaient déjà, en 1942, toutes sortes de réponses. « Il faut être Juif pour pouvoir se permettre de telles largesses ! » lançait le représen­tant du ministère public, à l'occasion d'un procès de Gursien (L’Echo d’Oloron, 1er mai 1942, p. 1). Ce faisant, il reprenait un thème largement répandu dans toute la vallée : les Juifs de Gurs sont des Allemands et ils sont riches, ce qui fait deux bonnes raisons de les faire payer.

Or, après l'été 1941, saison durant lequel les plus fortunés parviennent encore à émigrer, il ne reste plus au camp qu'une population de plus en plus misérable. Comment a-t-elle pu payer des sommes aussi élevées ? Nous ne le savons pas, mais il est très probable qu’elle n’a pas pu le faire et qu’elle a dû se contenter de la maigre nourriture du camp. Quant aux déclarations xénophobes et antisémites diffusées dans la presse sur la richesse des juifs de Gurs, on peut estimer qu’elles servent surtout à propager les thèmes habituels de la Révolution nationale.

Les paiements se font en espèces en 1940 et au début de l’année 1941, de moins en moins par la suite. A partir du printemps 1941, on paie la plupart du temps en nature, avec des bagues, des bijoux, des montres ou des stylos. Les artistes paient avec des dessins ou des aquarelles. Nombre de femmes paient avec le seul bien monnaya­ble dont elles disposent, leur corps.

Parfois, on rencontre des Béarnais qui affirment que le volume du trafic réalisé autour du camp était loin d'atteindre l'importance qu'on lui prêtait. Comment interpréter de telles opinions ? Car la seule lecture des journaux de la région suffit à balayer l'objection : il ne se passe pas une semaine en 1942, sans qu'une affaire concernant le camp ne soit jugée en correctionnelle. Le 25 décembre 1942, L'Echo d'Oloron, présentant le bilan annuel des activités du tribunal correctionnel d'Oloron, révèle que 591 affaires ont été jugées « au lieu de 412 en 1941 ». La conclusion de l'article est la suivante : « C'est 179 affaires en plus par rapport à 1941 qui ont été apportées par la clientèle du camp de Gurs. » Et, en toute logique, on peut penser qu'il ne s'agit là que de la partie visible d'un trafic qui, dans l'immense majorité des cas, demeurait souterrain.

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Bilan provisoire

Sur un tel sujet, il est toujours hasardeux de tenter un bilan.

Mais les éléments suivants semblent incontestables :

- d’une part, la pratique du marché noir est permanente, à l’époque de Vichy. D’autre part, les prix sont exor­bitants.

- de 1940 à 1943, le mar­ché noir a fleuri à Gurs, faisant du camp un des endroits les plus chers du pays.

- sans doute ne saura-t-on jamais exactement le volume des affai­res négociées. N’a-t-on pas tendance à le surestimer ?

- sans doute ne connaîtra-t-on jamais la proportion des trafiquants par rapport à l'ensemble de la population de la vallée, par rapport aux travailleurs étrangers ou aux gardiens. Sur de tels sujets, les langues ne se sont jamais dénouées et les traces écrites, lorsqu'elles ont existé, ont été détrui­tes depuis longtemps. Il semble cependant que cette proportion n’ait jamais été majoritaire.

- le marché noir de Gurs ne saurait, en aucun cas, être assimilé à celui qui est pratiqué dans des villes, à Bordeaux, à Bayonne ou à Pau. A Gurs, il s’exerce à l’encontre d’hommes et de femmes qui sont privés de tout, qui vivent dans des conditions inimaginables pour la population, qui ne peuvent pas sortir, qui ne peuvent pas marchander. Le marché noir de Gurs n’est pas seulement une fraude banale ou une sordide affaire commerciale, c’est surtout une spéculation sur le malheur des hommes.

Car si chacun, en Béarn, n'avait pas une pleine conscience de la déchéance dans laquelle l'inter­nement avait fait tomber les Gursiens, tous savaient bien qu'en trafiquant avec eux, on s’enrichissait d'abord sur leur malheur.

 

 

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