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L'été 1940 : quels changements ?

"Il faut que tout change pour que rien ne change." C’est un peu l’histoire de Gurs en ces semaines troubles.

Camp de Gurs | L'été 1940 : quels changements ? | Gurs (64)

Le changement principal : l’internement des femmes

Le 21 mai 1940, une petite révolution intervient à Gurs.

Ce camp qui, jusqu’alors n’avait enfermé que des hommes, reçoit un contingent de 464 femmes, arrivées le jour même en gare d’Oloron. Plusieurs milliers d’autres sont annoncées pour les jours suivants.

L’administration est, dans un premier temps, partagée entre l’effarement et la curiosité. Effarement, car il semble incroyable que l’on puisse interner des femmes, dans ce camp réservé jusqu’alors à des combattants. Qu’ont-elles donc fait pour être ainsi traitées comme les "miliciens espagnols" ? Ont-elles porté les armes ? Sont-elles dangereuses ? Sont-elles toutes des Mata Hari ? Comment cela est-il possible ? Curiosité aussi, car, pour les gardiens, l’arrivée de femmes est une bonne nouvelle : c’est la signe d’un type de relations différents avec les internés, de scènes nouvelles de la vie quotidienne, de spectacles inattendus, de possibles regards indiscrets, pourquoi pas d’échanges ou de liaisons intimes avec certaines des nouvelles venues ? C’est la perspective de rapports moins abrupts, moins réglementaires, moins désertiques, avec la population des îlots.

Mais très vite, ces questions et ces suppositions laissent place aux réalités de l’internement. Ces femmes sont à surveiller comme n’importe quel autre Gursien. Il n’y aucune raison de les traiter avec davantage d’égards que les autres. Comment communiquer avec elles puisqu’elles sont toutes de langue allemande et ne parlent pas, ou bien exceptionnellement, le français ? Le spectacle de leur nudité fugitive est-il vraiment une aubaine ? En quoi leur gestion administrative serait-elle différente de celle des Espagnols ?

En fait, il faut bien se rendre compte que cette petite révolution, à l’intérieur des îlots, n’est qu’une anecdote qui ne change strictement rien, ni à la nature, ni à la vocation du camp.

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Les changements dans l’administration et dans la garde du camp

Une des clauses principales des accords de l’armistice du 22 juin 1940 est la démilitarisation de la France, sauf "les troupes nécessaires au maintien de l’ordre intérieur" (article 9 du texte français).

Dans les faits, cela signifie que, en zone occupée, la France met toutes ses infrastructures militaires (casernes, immeubles, matériel, armes, etc...) à la disposition de l’occupant et, en zone non-occupée, elle ne peut plus entretenir d’armée indépendante. Les institutions et les infrastructures militaires relèvent désormais de l’autorité des civils, sous les ordres du préfet du département.

Dans les camps d’internement, l’administration et la garde en sont totalement bouleversées. Les militaires qui avaient assuré l’ensemble de la gestion et de la surveillance des internés depuis le printemps 1939, doivent désormais laisser la place aux civils. Aux "commandants du camp" succèdent des "directeurs du camp", d’ailleurs appelés, selon la terminologie en vigueur à cette époque "chefs de camp". À la troupe des appelés ou des réservistes, encadrée par gendarmes et gardes mobiles, succèdent des gardiens civils, spécialement recrutés pour la circonstance. À l’intendant militaire succède un gestionnaire civil, dépendant du ministère du Ravitaillement. Son premier souci sera de construire un nouveau quartier d’hébergement réservé aux gardiens, à l’entrée du camp, de l’autre côté de la route de Mauléon.

La transition entre l’encadrement militaire et l’encadrement civil s’opère lentement. Il faut attendre le 1er janvier 1941 pour que la relève soit véritablement achevée, encore que les gardiens civils n’aient pas encore été tous nommés à cette date. C’est ainsi que, lors de l’arrivée des juifs, fin octobre 1940, le camp est toujours géré par les militaires nommés sous la IIIème République.

Mais dans les faits, pour les internés eux-mêmes, rien n’a changé. Le statut du camp ne subit aucun changement : il s’agit toujours du "centre d’hébergement de Gurs", spécialisé dans "l’internement administratif" des réfugiés. Les baraques restent les mêmes, l’administration demeure toujours aussi lointaine, le ravitaillement est toujours aussi pauvre et la boue toujours aussi présente.

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Une ONG au camp

Un événement, passé totalement inaperçu sur le moment, devait par la suite se révéler essentiel dans la vie quotidienne des internés : en mai 1940, une Oeuvre philanthropique (c’est ainsi qu’étaient appelées les ONG à cette époque) s’installe à demeure, à l’intérieur même du camp, pour y partager la vie des internés. Il s’agit de la Cimade [en 1940 : Comité inter-mouvements auprès des évacués], que l’on désigne communément alors sous le nom de Secours protestant.

L’arrivée de la Cimade à Gurs s’explique par l’action de deux personnalités éminentes de l’Eglise réformée. D’abord le pasteur Henri Cadier, résidant à Osse-en-Aspe et exerçant ses fonctions à Oloron, qui avait obtenu, dès l’été 1939, de pouvoir entrer au camp, toutes les semaines, pour y célébrer le culte. Ensuite Madeleine Barot qui, profitant des contacts noués par le pasteur Cadier avec le commandant du camp, avait réussi à se faire admettre, vers le 25 mai 1940, à l’intérieur même des îlots. Elle avait créé pour cela un "mouvement" qu’elle avait appelé Mouvement des internées volontaires, dont la fonction était de partager la vie quotidienne des Gursiennes, tout en s’efforçant d’en soulager les souffrances les plus insupportables. Sa baraque, située au fond du camp, jouxtait l’îlot M ; elle était occupée par trois ou quatre jeunes femmes françaises, parmi lesquelles Jeanne Merle d’Aubigné, qui bénéficiaient d’un accès permanent dans les îlots de femmes.

Le Mouvement des internées volontaires ne dispose pratiquement de rien, à la fin du mois de mai 1940, lorsqu’il s’installe au camp. En quelques jours, Madeleine Barot parvient à faire équiper sa baraque de tables et de chaises, d’une cuisine rustique et d’une bibliothèque composée de plusieurs centaines de livres, en français et en allemand. Les internées, par dizaines, y viennent tous les jours, peuvent y consommer une boisson chaude, y laisser leurs plus jeunes enfants pour la nuit et y trouver un peu d’humanité.

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L’incinération des archives du camp (25 juin 1940)

Un autre changement, dont les internés n’ont jamais eu conscience, intervient également au début de l’été : la destruction des archives du camp. Décision radicale et lourde de conséquences, puisque les preuves de l’internement de dizaines de milliers d’internés partent alors en fumée en l’espace de quelques heures.

En effet, aux heures de la débâcle, se pose le problème des risques encourus par les internés de Gurs, passés ou présents. Qu’adviendra-t-il des républicains espagnols, des volontaires de Brigades internationales ou des "indésirables" allemands ou français, si les troupes allemandes parviennent à mettre la main sur les archives du camp ? Les nazis ne disposeraient-ils pas alors d’une extraordinaire banque de renseignements, avec des milliers de noms, des milliers d’adresses, non seulement, d’internés, mais aussi de parents, d’amis ou de sympathisants ? Une note secrète envoyée le 20 juin par le chef d’état-major de la 17ème région militaire impose de procéder à un triage immédiat des documents en séparant les "documents de base" (à emporter ou à détruire) des "dossiers ou listes de suspects ou d’agents" (les rassembler de façon à pouvoir les brûler en cas d’arrivée de l’ennemi).

Le triage n’a même pas commencé que le commandement du camp est averti, le 24 juin, de l’arrivée, prévue pour le lendemain, d’une commission d’inspection allemande. Le commandant Davergne prend la décision de procéder immédiatement à l’incinération du fichier et de toutes les archives du camp. Le lieutenant Malaureille est chargé de l’exécution de l’ordre. Il se souvient d’un "gigantesque feu de la Saint Jean, à la grande joie des Espagnols et des femmes allemandes, qui apportaient les documents que nous jetions dans le feu". La destruction dure plusieurs heures. Plus de 42 000 dossiers individuels, contenant d’innombrables pièces originales, photos, enquêtes, courrier, sont irrémédiablement détruits.

Cette perte est irréparable. D’abord, pour les quelques 42 000 hommes, femmes et enfants internés avant le 24 juin 1940, puisque ce fonds pourrait, aujourd'hui encore, servir de référence à l'attribution, par les services préfectoraux, de certificats d'internement et donc, donner droit à la reconnaissance d'une pension. Ensuite pour l’histoire et pour les historiens, condamnés à n'utiliser, pour les deux premières périodes du camp, qu'une documentation imprécise, de seconde main.

Cependant, cette perte a été ressentie, pendant la Seconde Guerre mondiale, comme un bienfait. Elle a, en effet, permis à de nombreux "internationaux" et même à certains Espagnols, d'échapper aux poursuites que la police vichyssoise n'aurait pas manqué d'entreprendre à leur encontre. Elle a offert à certains d'entre eux l'occasion de prendre une nouvelle identité, moins "marquée" que la précédente, et de jouir ainsi des avantages de l'anonymat. À ce titre, elle a sauvé des vies humaines ou, tout au moins, augmenté les chances de survie d'un grand nombre de Gursiens entrés dans la Résistance.

 

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