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Témoignages d'"indésirables français" (été 1940)

Léon Moussinac : Interné à Gurs du 24 juin au 26 octobre 1940.
Extraits de Le Radeau de la Méduse. Paris. Editions Hier et Aujourd’hui. 1945, 287 pages.

27 juin. Dans notre baraque, la 6, nous sommes au nombre de 46. Quelques soldats poursuivis pour désertion, de droit commun, les autres sont là pour abandon de poste, de travail, propos subversifs ou infraction aux décrets de septembre. Deux sont condamnés, l’un à un an, l’autre à deux. Sur le nombre, 26 communistes. Cette proportion devrait nous permettre de maintenir une certaine tenue dans la baraque, d’organiser quelques solidarités, de déjouer les provocations inévitables. Les éléments les plus inquiétants du camp se trouvent malgré tout groupés dans quelques baraques où dominent les détenus du Cherche-Midi : il s’agit de déserteurs ou de pillards, dont le plus grand nombre devait appartenir, dans la vie civile, au milieu. Ce sont les tatoués, les durs.

30 juin. Deux cents détenus divers envoyés de Bordeaux ont été répartis en supplément dans nos baraques. Nous voici maintenant plus de 60 à la 6. Ainsi, chacun de nous ne dispose-t-il guère de place : 50 à 60 cm de largeur de plancher. Sur les travées de nos baraques apparaissent encore les noms des Espagnols qui ont aménagé ce camp pour eux, naguère, au prix de combien de peine, de morts aussi. Et je pense moins à Gregorio Sanchez, dont j’occupe la place, qu’à Hernandez Astorga, qui vécut en face de moi, là où dort en ce moment le noir marocain Mohammed.

4 juillet. Je dors très mal. La nuit, je ne peux me coucher sur le dos : j’occuperai trop de place et je gênerai mon voisin. Et puis, la nuit, il y a toujours quelqu’un qui se lève pour aller aux latrines, qui se heurte à des pieds dans l’obscurité, d’où des altercations, des jurons. Enfin les rats circulent partout à leur aise et ne craignent pas de nous courir dessus. Il y a les parasites, plus de puces encore que de poux, qui nous éveillent. Quand on sort, on est tout étonné du nombre de détenus qui se promènent, quelle que soit l’heure.

1er août. Je suis tombé à mon tour brusquement malade. J’ai beaucoup de fièvre. Je reste étendu à ma place. Je souffre de la soif. Nos gardiens font toujours la chasse aux petits fourneaux, grâce à quoi nous préparons des infusions. Vers le soir, je me sens très mal. Les deux-tiers du camp assiègent les latrines. C’est ignoble et dramatique. On va se laver aux robinets. Tout est infecté.

7 août. Je vais un peu mieux. Jour comme tous les jours : le matin, chasse aux poux et aux puces ; à 10 heures, louche de haricots ; à midi, chasse aux poux ; a 4 h 30, louche de bouillon et petit morceau de viande. Torpeur, fièvre, appel du soir. Songes interrompus par la chasse aux rats, par le froid de la nuit et les démangeaisons causées par les piqûres des parasites.

16 août. Ainsi, une civilisation rudimentaire s’ébauche, correspondant à une situation matérielle des plus rigoureuses, à la possibilité d’échanges extrêmement limités. Nous la voyons naître pour nous, par nous. Il a fallu d’abord satisfaire aux nécessités les plus urgentes. Ainsi, la simple boîte de conserve, la cuillère en bois grossier, le couteau fait d’un clou martelé avec une pierre pendant des heures, ont connu peu à peu des perfectionnements pratiques et même l’élégance. La boîte de pâté ou de sardines, soigneusement sertie et martelée, a pris une forme gracieuse, et à été parfois décorée. La boîte de conserve ordinaire qui nous sert de gamelle, d’abord agrémentée d’une simple anse en fil de fer, a été complétée d’une anse véritable, de côté, en même métal, sertie et rivée. Puis d’autres besoins : fumer à l’occasion. D’où les pipes en argile séchée, plus tard cuites grâce à un petit four inventé par un ingénieur d’aviation, d’où les pipes taillées dans divers bois par les Ukrainiens de la 11. Enfin, grâce aux os de la soupe, des broches, des bagues, des échecs ; et ce gilette qui est certainement le chef d’œuvre de l’îlot B. On fabrique en outre des chaussons, des briquets, des étuis à lunettes avec les matières les plus inattendues.

7 septembre. En général, l’intransigeance règne entre nous, l’indulgence n’est guère acceptée. La raison est trop à l’épreuve. Il n’y a pas de place pour certaines réserves de sentiment non plus. Le sentiment est trop usé. On pleure facilement ; par débilité physique. L’équilibre est rompu, la mesure brisée. Seuls les extrêmes s’imposent. D’où les paroxysmes. Aussi l’indifférence absolue voisine-t-elle avec la colère aveugle, et l’idée fixe. Combien de fois j’assiste à cette même scène où l’un est plaint jusqu’au désespoir, l’autre condamné sans discussion. C’est à peine si l’on peut supporter d’écouter les uns et les autres. (…) La carcasse cède. Et, en définitive, il est très difficile de rester humain parmi tant d’inhumanité. La cruauté apparaît. (…) Mais qui sait jusqu’à quels abîmes cette situation, si elle se prolonge, pourrait nous précipiter.

3 octobre. Premières neiges sur les pics. Un rat a mangé mon pauvre reste de pain. Je prends de nouvelles précautions, mais quoi faire de plus que de suspendre le pain à la ficelle qui me sert de ceinture et que je fixe le soir à un clou, au-dessus de moi ? Je ne dors plus guère. J’ai l’impression que, si nous restons ici, jamais je ne franchirai l’hiver. Il y a des minutes, je l’avoue, où je me sens détaché de tout ce qui m’était le plus précieux. Et ce n’est pourtant pas du désespoir. Mon optimisme est indestructible, mais il est au-dessus de moi. L’horrible, peut-être, n’est pas loin.

24 octobre. On a fait rendre une couverture à tous ceux qui ont moins de 40 ans. Il paraît que c’est pour remettre aux Juifs qui, depuis cette nuit, affluent au camp. Un spectacle lamentable. On aperçoit des vieillards qu’il faut porter. On dit que ce sont les Allemands qui les évacuent de Francfort. Ils n’auraient pas mangé, depuis plusieurs jours. Ils sont des milliers.

Henri Martin : Interné à l’îlot B du 21 juin au 14 octobre 1940.
Extraits de Gurs. Bagne en France (1939-1944). Pour que souvenir ne meure… Journal d’un détenu politique à Gurs. Juin-octobre 1940. Autoédition. Montpellier, 1985, 47 pages.

23 juin. C’est dimanche. Il a plu toute la nuit et le camp est transformé en un lac de boue. Impossible de sortir. A l’appel, on nous annonce que nous pouvons écrire. Hélas ! A qui écrire ? J’ignore où se sont réfugiés ma femme et ses parents.
Nous songeons à organiser notre vie de façon à ce que le temps se passe le mieux possible. Nous décidons de mettre tous nos livres en commun, afin de former une petite bibliothèque à la disposition de tous. Le soir, nous commençons une série de causeries. La première porte sur la situation politique. Mais elle est assez vague, parce que, manquant de nouvelles exactes, nous ne pouvons que formuler des hypothèses.

1er juillet. Beaucoup souffrent du manque de nourriture, car le bon air des Pyrénées avive l’appétit et il n’y a pas grand-chose à fournir à l’estomac. Moi, je me porte assez bien. J’ai faim, certes, comme tout le monde, mais je ne souffre pas trop et, comme à mon habitude, j’essaie d’occuper mon esprit en lisant.
Si l’on porte le regard au dessus des barbelés, lorsqu’il fait beau, le paysage est magnifique avec, au sud-est, la masse imposante des Pyrénées qui présentent, dans le lointain, ses cimes enneigées. Comme il ferait bon de vivre ici, en liberté, avec ceux que l’on aime !
Le petit bouton que j’avais dans le cou s’est transformé en furoncle, qui me fait souffrir et me paralyse la nuque.

11 août. Une espèce d’épidémie de dysenterie exerce ses ravages sur le camp. Presque tout le monde fait du sang. Les plus faibles tombent parfois en allant aux latrines. Comme remède, on distribue… de l’eau de riz. Moi aussi, je suis atteint par ce mal. Quand les coliques me prennent, je me tors sur la paille pendant une demi-heure. Mais j’ai trouvé un médicament : dans mon petit fourneau, il reste toujours quelques fragments de bois incomplètement brûlés, sorte de charbon de bois. J’en écrase un morceau que j’avale chaque soir avec de l’eau. Cela remplace les cachets de charbon…

15 août. L’après-midi, comme on doit nous distribuer de la paille fraiche, nous décidons de nettoyer nos baraques. Le plancher s’enlève par panneaux, que nous sortons dehors, pour les laver. Tout le monde se met à l’ouvrage. Le plus gros travail est la destruction des rats qui pullulent sous le plancher. Armés de bâtons, de balais, de galets, les hommes entourent les baraques et, chaque fois qu'un rat s'en échappe, il est impitoyablement anéanti. C'est une chasse véritable car, quelquefois, le rat, percevant le danger, rentre et se réfugie sous le plancher, jusqu'à ce que le dernier panneau soit enlevé. C'est alors la fuite générale, dans tous les sens, jetant la panique. L’un d’eux, dans sa fuite affolée, a grimpé dans la jambe de pantalon d’un participant à la chasse, qui a poussé un cri d’effroi. Je n’aurais pas voulu être à sa place. Il est vrai que j’étais en slip. Les animaux seulement blessés qui arrivaient à franchir les barbelés étaient achevés à la baïonnette par les soldats amusés. Quand la destruction est terminée, tous les rongeurs sont alignés en un joli tableau. Il y en a une bonne centaine, petits, gros, géants même, de toutes les couleurs : noirs comme des taupes, gris, jaunes, roux. Ce n’est pas étonnant que nous étions infestés de puces et que parfois un morceau de pain disparaissait, la nuit, mystérieusement.

29 août. Dans le camp, il s’est monté toutes sortes d’industries. Avec des boîtes de singe, on fait des cuillers, car aujourd’hui, l’intendance a quand même décidé de nous donner une gamelle et un quart, mais pas de cuiller. Jusqu’à présent, nous mangions dans des boîtes de conserve, comme des clochards. Ce sont les métallos qui ont mis l’affaire en route. C’est un travail à la chaîne. L’un trace l’objet sur la tôle aplatie, l’autre le découpe à l’aide d’un bout de fer plat et affuté, un autre use les bords avec une pierre, enfin le tôlier-formeur, sur un moule en bois, finit la cuiller dont le manche nervuré devient un instrument assez élégant, solide et surtout très utile.

29 septembre. Il fait beau, mais une atmosphère lourde d’angoisse et de peur s’appesantit sur tout le camp. L’épidémie de dysenterie s’est étendue et aggravée. Certains sont dans un état très grave. Daniel Renoult, qui ne pouvait plus aller seul aux latrines tellement il était faible, est à l’infirmerie depuis plusieurs jours.
L’ordinaire ne s’est pas amélioré et maintenant, quand c’est jour de viande, les paniers d’os circulent dans les baraques, pour récupérer les déchets qui y restent accrochés. Un tour de baraque s’est établi, pour que tout le monde en profite. Quelle déchéance !
Il y a toujours des cours, des causeries, des conférences, mais les animateurs sont plus ou moins malades. Le moral n’y est plus.

14 octobre. Dès huit heures, je suis prêt au départ. Mes paquets sont faits. Je passe dans toutes les baraques où j’ai des amis et je fais mes adieux. (…) Adieu Gurs, maudit séjour !

 

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